Texte de la Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 10 février 2008

Deuxième partie, intervention du père Rafic Nahra.

Père Rafic Nahra
Rafic Nahra, né le 27 janvier 1959, est d’origine libanaise. Il est diplômé de l’École des Ponts et Chaussées. Rafic Nahra a exercé le métier d’ingénieur pendant quelques années avant de rentrer au Séminaire Français de Rome en 1987. Il est titulaire d’une baccalauréat de théologie et d’une maîtrise en Écriture Sainte. Prêtre pour le diocèse de Paris depuis 1992, il enseigné l’Écriture Sainte au Studium et à l’École Cathédrale, tout en exerçant une activité pastorale, d’abord comme directeur spirituel à la Maison Saint-Augustin pendant 7 ans, ensuite comme vicaire à la paroisse Saint-François de Molitor pendant 3 ans. De 2004 à 2007, il fait des études à Jérusalem en vue de l’obtention d’une maîtrise en “pensée juive”. Depuis janvier 2008, il est de retour à Paris comme enseignant à l’École Cathédrale et vicaire à la paroisse Saint-Augustin.

Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 10 février 2008
« Qui dites-vous que je suis ? » – L’histoire

Reproduction papier ou numérique interdite.
Les conférences ont été publiées dans un livre paru le dimanche 16 mars 2008 aux éditions Parole et Silence.

« Qui dites-vous que je suis ? »
L’Histoire

Ceux qui sont familiers des évangiles savent que la question de Jésus à ses disciples « qui dites-vous que je suis » n’est pas une question parmi tant d’autres. Elle est un tournant. Saint Luc précise que Jésus était seul avec ses disciples, et en train de prier, lorsqu’il se décida à les interroger (Lc 9). Il leur dit d’abord : « Qui suis-je au dire des foules ? » Ils répondirent : « Jean le Baptiste, pour d’autres, le prophète Elie, pour d’autres, un des prophètes », « Et vous – leur dit-il -, qui dites-vous que je suis ? ».

Force est de reconnaître que cette question est inhabituelle. Dans le cadre d’une relation de maître à disciple, les maîtres de l’Antiquité avaient coutume d’interroger leur disciples sur les questions fondamentales de la vie, sur la quête de la sagesse et du bonheur, sur la vie en société, sur le sens des textes sacrés ou de référence, et sur bien d’autres questions semblables. L’art d’interroger a été de tout temps l’apanage des vrais maîtres, depuis Socrate et l’art de la maïeutique, jusqu’aux écoles philosophiques et théologiques du Moyen-âge et d’aujourd’hui, sans oublier les sages de la tradition d’Israël qui, au cours des siècles, ont développé de façon exceptionnelle l’art d’enseigner sous la forme de questions et de réponses qui ne viennent pas clore le débat, mais chaque fois le relancer, de façon à aller toujours plus loin. Les prophètes et les sages de la Bible savaient eux aussi interroger et interpeller leurs contemporains, pour les arracher à leur somnolence et à leur cécité, et les inciter à réformer leur vie et leurs comportements … Mais, dans la tradition d’Israël, jamais prophète, ni sage, ni maître n’interrogeait ses disciples sur sa propre personne. Ils étaient constamment soucieux de garder la distance nécessaire entre eux-mêmes et leur message, par crainte de s’interposer et de faire écran à Dieu dont ils se savaient les porte-parole. Jésus, en interrogeant ses auditeurs sur sa propre identité, franchissait une limite, dans la mesure où il incitait ses disciples non seulement à l’écouter, comme on écoute un maître, mais à s’interroger sur sa personne, laissant entendre que l’intérêt porté à son identité est une question importante, voire centrale.

Jésus n’a pas demandé « pour vous que je suis ? », mais « pour vous qui suis-je ? ». Les deux questions se ressemblent, mais elles manifestent deux attitudes différentes. Shlomo Carlebach, personnage aimé et controversé du 20° siècle, disait : ‘ Il y a deux questions que tu peux poser à un autre être humain : « qu’est-ce que tu es ? » ou bien « qui es-tu ? ». Si tu demandes : « qu’est-ce que tu es ? », tu détruis le monde. Si tu demandes : « qui es-tu ? », tu bâtis le monde (f. d. c.). Interroger quelqu’un sur ce qu’il est, c’est s’intéresser d’abord à sa fonction ou à son rang social : un tel est directeur général d’une société, une telle est chargée d’affaires ; un tel ou une telle sont des stars de la musique ou des réfugiés politiques ou des sans domicile fixe … autant de situations qui peuvent être le fruit d’une réussite soudaine ou d’un revers de fortune, et qui peuvent changer du jour au lendemain. Le rang social et la fonction structurent inévitablement nos relations les uns avec les autres, et il peut difficilement en être autrement. Toutefois, un rapport à l’autre fondé prioritairement sur des critères utilitaires ne peut que débiliter le tissu des relations humaines et sociales qui, pour se développer sainement, ont besoin de se nourrir de gratuité, d’attention aimante, de respect mutuel et de connaissance valorisante de ce qui est unique en chacun. Celui dont le regard sait discerner la valeur propre et inaliénable de toute personne rencontrée, quels que soient son rang et ses origines, quelle que soit sa situation actuelle, celui-là bâtit le monde.

En demandant : « pour vous, qui suis-je ? », Jésus soulevait une question qui habitait depuis longtemps le cœur de ses interlocuteurs, alors qu’ils le voyaient accomplir des œuvres inhabituelles et l’entendaient parler et enseigner avec une autorité hors du commun. Pierre prit le risque de répondre en disant : « Tu es le messie de Dieu ». Il nous est difficile de percevoir aujourd’hui, dans notre culture européenne du XXI° siècle, la charge affective et les multiples résonances que pouvaient avoir ces paroles dans la bouche d’un juif, tel que Pierre, au moment où il les prononçait. Quel messie ? Et pour quoi faire ? Les textes anciens, qui sont en notre possession, sont suffisamment éloquents. Une des découvertes magnifiques du XX° siècle a été celle des rouleaux de la mer morte, vieux de plus de deux mille ans pour la plupart, qui ont échappé à la destruction et à l’usure du temps et sont parvenus jusqu’à nous. Ces rouleaux, ainsi que d’autres écrits de l’époque, apocalyptiques et pseudépigraphiques, témoignent d’une attente messianique forte et multiforme au sein de la population. Quelques-uns attendaient un messie guerrier et libérateur, à l’image du grand roi David : un caractère fort, plutôt un envoyé de Dieu qui soit capable de rassembler autour de lui des fidèles pour mener une guerre de libération, purifier Jérusalem des impies, chasser l’occupant, et fonder un royaume de justice et de vérité. Les prétendus messies libérateurs n’ont pas manqué à l’époque ; l’historien Flavius Josèphe en mentionne quelques-uns, les Actes des Apôtres aussi. Pour d’autres, le scandale était d’abord au sein même de la nation, dans l’enceinte du Temple de Jérusalem dont le service était assuré, ou plutôt usurpé, par des familles sacerdotales illégitimes. Ceux-ci attendaient un prêtre messie, un fils d’Aaron qui puisse restaurer le culte légitime dans la Maison de Dieu. D’autres attendaient un messie prophète, un nouveau Moïse qui fasse des miracles semblables à ceux d’autrefois, et qui sache interpréter la Loi de Dieu et résoudre des questions qui demeuraient irrésolues. Les Samaritains, frères séparés du peuple juif, devenus frères ennemis, attendaient eux aussi un messie prophète ; telle cette femme samaritaine de la région de Sichem, mieux connue aujourd’hui sous le nom de Naplouse, qui disait, selon l’évangile de Jean : « Je sais que le messie doit venir ; celui qu’on appelle christ. Quand il viendra, il nous dévoilera tout » (Jn 4,25).

En désignant Jésus comme messie, Pierre affirmait qu’il voyait en lui le futur libérateur du peuple. Jésus n’a pas repoussé cette réponse pleine de foi et d’enthousiasme. Mais les trois premiers évangiles sont unanimes pour dire que, ce jour-là précisément, suite à la réponse confiante de Pierre, Jésus commença à parler ouvertement à ses disciples de ses futures souffrances, de sa mort prochaine et de sa résurrection. Souffrance et Libération ne sont pas nécessairement incompatibles ; les grandes libérations ont été souvent acquises au prix de sang et de larmes. L’évocation de la souffrance dans ces circonstances n’en demeure pas moins intrigante. Pourquoi maintenant ? Jésus voulait projeter sur le visage du messie, qui avait été justement évoqué par Pierre, une lumière jusque là inconnue, ou peu soupçonnée. Il insinuait que la libération apportée par le messie serait d’un autre ordre ; non pas une libération obtenue par la suppression des ennemis, des impies, ou des hommes supposés l’être ; cette liberté serait bien illusoire, et aux effets limités, car celui qui supprime violemment un ennemi est loin d’avoir supprimé la haine et le désir de vengeance du cœur des survivants, et le retour de la violence guette déjà au seuil de sa porte. Par ailleurs, la frontière est-elle aussi claire entre bons et méchants, entre amis et ennemis ? et lorsqu’un homme ou une nation expérimente le mal-être, le mal est-il toujours dans le camp du voisin ? N’est-il pas souvent au-dedans de soi-même ? – Il n’y a de libération, me semble-t-il, que lorsque l’être humain assume pleinement sa condition humaine énigmatique où souffrance, libération, don de soi et bonheur se tiennent par la main, aux antipodes de l’égoïsme qui, tout en épargnant à l’homme quelques peines et quelques sacrifices, le conduit en définitive à la solitude et au sentiment de mener une vie absurde.

Le prophète Isaïe évoquait déjà la figure imposante d’un serviteur du Très-Haut, qui affronte l’échec et la honte sans faute ni malice de sa part, et qui, en assumant son épreuve, sans fuir et sans trahir, devient une lumière et une source de libération pour les autres. La réponse de Jésus orientait dans cette direction, mais elle ne pouvait que paraître énigmatique, voire inquiétante.

Pierre avait répondu avec enthousiasme et pensait avoir saisi. Le voilà affronté à une perspective d’épreuves et de souffrances prochaines et face à l’imprévisibilité d’un futur qui lui échappe et sur lequel il n’a pas prise. Sa confiance fut mise à l’épreuve, mais rien d’étrange à cela. La confiance, pour mériter son nom, doit accepter d’être ébranlée et secouée, encore et encore, jusqu’à ce que s’effondrent les béquilles de ses sécurités illusoires et que demeure l’unique appui sur lequel l’univers entier tient inébranlablement.

Pierre touchait également les limites de sa connaissance du Maître. Rien d’étrange à cela non plus, car la connaissance de l’autre est toujours un itinéraire. D’expérience en expérience nous apprenons à connaître, mais l’expérience ne suffit pas car il faut le recul de la réflexion et un crédit de confiance pour qu’un début de relation puisse s’établir entre deux personnes. Connaissance et confiance sont liées d’un lien inextricable et complexe. Il arrive que, dans certaines circonstances, plus je connais l’autre, plus je suis conscient de ses limites, et moins je suis enclin à m’en remettre à lui pour les décisions importantes qui engagent mon existence. Il n’en est pas ainsi pour la foi : celle-ci est un acte de confiance qui croît au fur et à mesure que se développe la connaissance. La confiance aveugle, qui s’impose à certains moments critiques de l’existence, n’est pas un bon guide pour le chemin d’une vie toute entière, comme dit le proverbe : « si un aveugle conduit un aveugle, tous les deux tombent dans un trou ». Pierre ne connaissait pas encore suffisamment son Maître. Mais à partir du moment où il prit le risque d’exprimer publiquement sa foi et sa confiance, un pas fut franchi, avec la perspective, rendue possible, d’un progrès qualitatif dans la connaissance et dans l’engagement.

La figure de Jésus a, dès le départ, séduit, interrogé, mais aussi suscité des réactions hostiles voire violentes parmi ses contemporains. Elle a été une pierre d’achoppement au sein des familles. Les disciples du Nazoréen furent perçus comme une menace pour l’ordre public au sein de l’empire romain, et comme une menace identitaire et religieuse au sein du peuple de l’alliance. Les premiers penseurs chrétiens, de leur côté, ont été fascinés par les paroles de Celui qui allait jusqu’à dire « le Père et moi nous sommes un », tout en disant, par ailleurs, « le Père est plus grand que moi ». A partir de ces paroles, et d’autres paroles semblables qui posent la question de l’identité de Jésus et de la qualité de sa relation à Dieu, s’est développée une réflexion riche sur la notion de « personne », aussi bien la personne de Jésus que la personne humaine tout court. L’intérêt pour Jésus n’a jamais cessé de se manifester à chaque génération d’une façon nouvelle. Encore aujourd’hui sa personne interroge, témoins en sont les très nombreuses publications exégétiques et les recherches qui emplissent incessamment les rayons des bibliothèques ; témoin en est aussi la production cinématographique et les romans historiques sur Jésus, sans oublier les romans-fiction qui reflètent bien davantage la figure ou les intérêts de leurs auteurs que la figure de celui dont ils retracent l’histoire. Les raisons de cette production abondante peuvent être diverses : réflexion engagée, curiosité intellectuelle, quête de sens, polémique historique ; parfois ce sont hélas des intérêts financiers, ou le désir d’un succès à tout prix, qui conduisent à reproduire une image de Jésus totalement étrangère à la réalité.

La curiosité intellectuelle est nécessaire et féconde, sauf qu’elle manque d’armes pour sonder en profondeur le mystère de la personne humaine, encore davantage le mystère de la personne de Jésus. Au fond, tout homme est un mystère, et le visage humain est comme une fenêtre, tournée vers l’extérieur, où se reflète quelque chose de cette profondeur insoupçonnée. Le philosophe Emmanuel Levinas disait : « Il y a dans l’apparition du visage un commandement, comme si un maître me parlait ». Le visage ne se laisse pas dévisager avec curiosité, et on ne découvre pas l’identité d’un être humain en usant d’indiscrétion. Je ne peux connaître l’autre en vérité qu’en m’engageant vis-à-vis de lui – l’engagement étant compris au sens de la responsabilité. Pour être vraie, la connaissance se doit d’être engagée, c’est-à-dire qu’elle doit découler d’une prise de position responsable.

Pierre portait jusque là le nom de Simon. Or, en s’engageant dans sa réponse, il s’est entendu dire de la part de Jésus : désormais tu ne t’appelleras plus Simon, mais Pierre, telle la pierre de fondation, sur laquelle l’édifice entier s’appuie fermement. Son engagement faisait de lui un rocher solide sur lequel ses compagnons pouvaient eux aussi s’appuyer et se sentir forts de la force qui l’habite. Non seulement ses compagnons, mais également des générations futures d’hommes et de femmes.

Conférences de Carême à Notre-Dame de Paris 2008 : “Qui dites-vous que je suis ?”