Père Jean-Marie Sabatier, victime pendant la Commune de Paris

Nécrologie du père Jean-Marie Sabatier, prêtre diocésain et vicaire à Notre-Dame de Lorette, extraite de la Semaine Religieuse de Paris du 17 juin 1871.

Quiconque a eu la douloureuse consolation de contempler, sous les voûtes de Notre-Dame, la funèbre cérémonie du 7 juin, ces cinq catafalques réunissant dans un même deuil ceux qu’avaient unis une même captivité et une même mort, ces noms tracés sur les piliers, exaltant dans une même gloire les plus obscurs avec les plus illustres ; quiconque, dis-je, a vu et médité ce spectacle n’a pu se défendre d’une pensée : Dieu semble avoir mis un soin particulier à choisir ses victimes dans tous les rangs de la hiérarchie sacerdotale : il semble avoir cueilli, pour former la couronne glorieuse dont il vient d’orner l’Eglise de Paris, une fleur dans chaque région du jardin de l’épouse ; il semble avoir récolté pour la moisson du martyre un épi dans chaque sillon du champ du père de famille. En effet depuis le jeune séminariste, mourant ivre de joie de saisir la palme dès le début de la carrière, jusqu’au pontif tombé dans la plénitude du mérite de la science et de la vertu, chaque degré hiérarchique est représenté dans cette sanglante hécatombe. Les ordres religieux le sont plus largement. C’était justice ; ils forment l’avant-garde dans la grande armée catholique. Mais le clergé régulier ne manquait à l’appel dans aucun de ses rangs ; archevêque, grand vicaire, curés, vicaire de paroisse, tout était là sous ses cinq draps mortuaires.

Il est à remarquer qu’une seule victime fut choisie dans le corps si nombreux des simples prêtres de paroisse ; seul M. l’abbé Sabattier, deuxième vicaire de Notre-Dame de Lorette, fut jugé digne de la gloire du martyre parmi ceux qui remplissent dans la maison du Seigneur les modestes et obscures fonctions de vicaire. Sans doute, et il est juste de le reconnaître, il n’est pas un seul des prêtres demeurés dans la fournaise à la garde du troupeau, qui n’ait eu à subir le martyre de la persécution, pas un qui n’ait eu à supporter la menace et l’insulte, souvent même l’arrestation et l’emprisonnement ; tous ils ont donc confessé la foi de Jésus-Christ au sein des souffrances. Mais, je le répète, parmi eux, seul l’abbé Sabattier a bu le calice jusqu’à la lie et cueilli dans son intégrité la palme du martyre ; cette circonstance le rend digne d’une mention spéciale ; sa vie, couronnée d’une telle mort, ne doit donc pas rester inconnue aux fidèles ; c’est pourquoi nous essayerons d’en retracer les détails dans toute leur simplicité.

Né en 1820, à Varagnes, commune de Chastel (Cantal), d’une famille nombreuse et solidement chrétienne, l’enfant qui devait un jour illustrer par sa mort glorieuse la paroisse de Notre-Dame de Lorette entendit de bonne heure l’appel de la grâce et sut y correspondre ; être prêtre, c’était son rêve, son unique ambition ; sa pieuse mère en bénissait Dieu au fond de son âme, mais lui objectait la difficulté de subvenir aux frais de son instruction : « Eh bien, alors, je serai frère, répondait l’enfant. Je veux à tout prix être consacré au bon Dieu. » Sur ces entrefaites, un saint prêtre, son parent, vint visiter sa famille. « Jean-Marie veut absolument être prêtre ou frère, lui dit-on ; que faire ? – Qu’il patiente et qu’il prie, peut-être la Providence daignera-t-elle me faire son instrument », répondit le digne ecclésiastique. En effet, Dieu, qui s’était réservé ce cœur pur et fervent, procura a son généreux parent les moyens de le recueillir à Paris dans une modeste chambre, avec un jeune compatriote actuellement curé dans le diocèse. C’est ainsi qu’à l’âge de dix-neuf ans il put commencer ses études sous la direction de l’abbé Deshoulière. La vivacité de son intelligence, la lucidité de son esprit, et surtout son vif désir de profiter des soins généreux dont il était l’objet, firent qu’en deux ans il eut terminé ses humanités. Il tenta d’entrer en philosophie à Issy ; mais les cours se trouvant encore au-dessus de lui, il eut recours à la bienveillance de Mgr Gignoux, évêque de Beauvais, qui lui ouvrit son petit séminaire pour s’y fortifier durant une année.

En 1842, l’abbé Sabattier prit la soutane au grand séminaire de Beauvais ; il s’y concilia l’estime et l’affection de tous les directeurs, fut bientôt considéré comme l’un des sujets les plus brillants et plus vertueux. En 1847, il était ordonné prêtre par Mgr Gignoux, qui voulait le garder dans son diocèse ; mais Mgr Affre tint à conserver pour Paris ce saint et digne prêtre, et, réclamé par l’archevêque martyr, celui qui devait marcher sur ses traces fut nommé par lui vicaire à Choisy-le-Roi.

Huit ans plus tard, il entra dans la paroisse Notre-Dame de Lorette, où devait s’écouler cette carrière ecclésiastique qu’un seul mot peut résumer : per transiit bene faciendo [1]. – Sa vie sacerdotale fut toujours simple, réglée et austère ; quoique continuellement souffrant, rien ne put jamais le décider à s’arrêter un seul jour, durant les seize années de son vicariat ; rendu à l’église chaque matin dès sept heures, il s’y préparait à l’oblation de l’auguste sacrifice par une heure de fervente méditation. Modèle du saint prêtre, l’abbé Sabattier était aussi le père des jeunes enfants ; il affectionnait particulièrement les petits garçons, et aimait à les réunir chaque soir chez lui, après les fatigues du ministère ; là il leur prodiguait les bons conseils, les instruisait, leur prêtait de bons livres et se dévouait de toute l’ardeur de son zèle à cette grande œuvre devenue l’âme de sa vie : l’éducation de la jeunesse.

Tout ce que son active charité lui laissait de temps était consacré par lui au soin sublime, mais caché, des misères spirituelles ; pour pénétrer tout ce qu’il fit de bien dans le secret du saint tribunal, il faudrait en obtenir la révélation des âmes sans nombre qui le pleurent amèrement et qui furent, durant de longues années, l’objet de sa paternelle direction.

Mais la victime était suffisamment préparée pour le sacrifice ; l’heure de la persécution sonna ; heure terrible où les prêtres de Jésus-Christ se virent traqués par des misérables avides de frapper en eux Dieu, son Eglise et sa religion. L’habit ecclésiastique était proscrit ; malgré le danger auquel il s’exposait, l’abbé Sabattier ne consentit jamais à se dépouiller des insignes du sacerdoce. A ceux qui le pressaient de se cacher, qui le conjuraient de rester à l’église le moins longtemps possible, il répondait : « Ici, c’est le bon Dieu qui me garde ; et puis les âmes, faut-il les laisser sans pasteur ? Ne faut-il pas les consoler et les fortifier par notre parole et par notre présence ? Après tout, que peut-on me faire ? La population me connait depuis seize ans : je n’ai jamais fait de mal à personne. » – Hélas ! il oubliait que c’était la vertu et non le crime que l’on poursuivait, et qu’il suffisait d’être prêtre de Jésus-Christ pour être jugé digne de la prison et de la mort.

Cependant un triste pressentiment le possédait ; le jour de Pâques, il disait à une pieuse et bonne famille qu’il aimait et dont il était tendrement aimé : « Adieu, c’est peut-être la dernière fois qu’il m’est donné d’être au milieu de vous. » Le matin même de son arrestation, il disait à un des confrères demeurés avec lui : « Et vous, vous ne me quitterez pas, n’est-ce pas ? » Et sur sa promesse de rester fidèle à ses côtés, il ajoutait en lui serrant affectueusement les mains : « C’est bien, nous resterons ensemble, nous serons les témoins de Jésus-Christ, et si nous mourons, nous serons des martyrs. » Hélas ! cette gloire n’était destinée qu’à lui !

Le 11 avril, mardi de Pâques, un bataillon descendu de Montmartre envahit l’église de Notre-Dame de Lorette.

L’abbé Sabattier s’y trouvait seul ; il eut pu se sauver ; il ne le voulut pas.

Victime généreuse, il se dévouait avec bonheur dans l’espoir de sauver ses confrères par son sacrifice et de conserver à la paroisse le vénérable pasteur que poursuivait avec une rage toute spécial la haine de ces furieux. Il les aborde donc d’un air doux et souriant « Qui cherchez-vous ? leur dit-il, comme autrefois le maître au jardin des Olives : Quem quæritis ? – Les curés ! hurlent les envahisseurs. – Eh bien, me voici ! » et il se livre à eux.

Alors se passa une scène touchante ; on l’emmenait avec violence ; mais les enfants qu’il aimait tant et que la curiosité avait attirés, se précipitent vers lui, s’accrochent à sa soutane et cherchent à l’arracher aux méchants qui se rient de leurs faibles efforts et les repoussent brutalement, tandis que la douce victime leur sourit, les bénit et les rassure. « Que me voulez-vous ? disait-il aux brigands qui le maltraitaient. Je suis connu ici de tout le monde. Si je suis coupable, fusillez-moi là dans cette église. » Cependant, malgré les larmes de tous, ces malheureux l’entraînent à Montmartre et le forcent à marcher toute la nuit à travers les carrières, au milieu des coups de crosse, des outrages et des blasphèmes.

Trois jours seulement après son arrestation, on apprit qu’il était enfermé à Mazas.

Nous passons sous silence son horrible captivité de deux mois dont les souffrances lui furent communes avec un si grand nombre de prêtres. Toutes les démarches faites pour sa délivrance demeurèrent inutiles ; Dieu voulait son sang innocent pour laver les profanations dont le temple témoin de son zèle devait être souillé. Le 24 mai, les infortunés prisonniers eurent la douleur d’entendre frapper à leurs côtés leur premier pasteur avec cinq autres nobles victimes : aussi, à partir de ce moment, tous leurs instants ne furent plus consacrés qu’à se préparer à la mort. Le 26, un nouvel appel retentit dans la lugubre enceinte ; le nom de l’abbé Sabattier prononcé au milieu de ceux de pieux et saints pères jésuite « On vous demande au greffe, leur est-il dit ; hâtez-vous, vous allez remonter. » Les prisonniers descendent nu-tête et sans chaussures. Dans cet état, on les entraine à travers les rues de Belleville jusqu’au huitième secteur, rue Haxo, 87, où devait s’accomplir le massacre.

C’est alors que se renouvelèrent pour l’abbé Sabattier et ses compagnons les scènes douloureuses de la passion du Sauveur. Son visage doux et calme fut couvert de crachats, défiguré par les coups, couvert d’infamies et d’opprobres ; il n’en tomba pas moins avec le sourire du pardon sur les lèvres, lorsque éclata le feu de peloton qui devait consommer le sacrifice.

Ainsi mourut martyr de son devoir, à l’âge de cinquante et un ans, ce confrère bien-aimé, vraiment digne du titre de saint prêtre ; les barbares ne l’épargnèrent même pas après sa mort ; qu’il nous suffise de reproduire ici cet article de journal [2] :

« Le 3 juin, le docteur Levrat, appelé à constater le nombre et la nature des blessures reçues par l’abbé Sabattier, n’a pas compté moins de huit trous de balle. La mâchoire inférieure est brisée par trois coups de feu, une balle a pénétré par l’œil gauche, elle est ressortie en brisant le crâne et projetant la cervelle. Deux coups de feu ont traversé la poitrine, et on voit deux trous de balle au milieu du ventre. Mais, hélas ! les misérables qui l’ont frappé ne se sont pas contentés de ce simple assassinat ; en retirant la victime de la bière pour la transférer dans son dernier cercueil de plomb, on a constaté que les meurtriers s’étaient livrés sur le malheureux prêtre qui avait cessé de vivre à des violences inouïes. Ils l’ont frappé de la crosse des fusils et à coups de talon, et lui ont brisé les membres l’un après l’autre ; il leur semblait que le mort n’avait pas assez souffert, et ils se vengeaient par d’inutiles et horribles mutilations de sa courte agonie. »

Et maintenant, vénérable et glorieux confrère, priez pour ceux qui ont participé à vos dangers sans partager votre couronne ; obtenez-leur de vivre pour Jésus-Christ en suivant vos précieux exemples, et protégez cette paroisse qui vous pleure et dont votre martyre est la gloire. – A. L.

Source : La Semaine Religieuse de Paris, 17 juin 1871, pages 469 à 473.

Le père Jean-Marie Sabatier a été inhumé au cimetière de Chastel-Marlhac dans le Cantal (15).

[1Il a passé en faisant le bien.

[2Figaro, 3 et 4 juin.

Les martyrs de la rue Haxo

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